La crise qui vient d’éclater à Antananarivo ressemble moins aux émeutes de la faim qu’à un ras-le-bol du régime en place. Qu’en pensez-vous ?
La crise en cours est avant tout politique dans ses origines. Tout comme celles de 1972, 1991-92 et 2001-2002. Le pouvoir s’est discrédité et même délégitimé à l’occasion d’affaires comme celle de l’achat de l’avion présidentiel « Force One » qui a coûté 60 millions de dollars ou comme la location pour un bail de 99 ans de 1,3 million de terres au coréen Daewoo. Ces affaires ont joué le rôle de catalyseur d’un mécontentement social profond qui a donné son ampleur au mouvement sur lequel surfe Andry Rajoelina. La perte d’autorité du pouvoir a alors ouvert la voie au pillage en deux temps. D’abord, expression d’une condamnation, le pillage ancestral, rituel et probablement organisé qui détruit les biens et les signes mêmes de la présence du pouvoir déchu (magasins Magro, Radio et télévision nationale, etc.). Ensuite le pillage « moderne » par le prolétariat urbain misérable qui échappe à tout contrôle.
Je ne crois guère à la thèse du complot planifié par les Ratsirakistes qui a cours dans certains cercles de la grande bourgeoisie de Tana, et qui présente Rajoelina comme un simple homme de paille de l’ancien président. La crise aurait pu n’éclater que dans deux ou trois ans, mais les erreurs de Ravalomanana ont créé les occasions pour qu’elle survienne plus tôt que prévu.
Andry TGV Rajoelina incarne aujourd’hui l’espoir. Mais il possède beaucoup de points de ressemblance avec Ravalomanana. Peut-il véritablement incarner un renouveau de la vie politique malgache comme il veut le laisser croire ?
Il n’y a là aucune contradiction. Andry Rajoelina, jeune entrepreneur dynamique, ressemble au Ravalomanana d’avant 2002, porteur d’espoir, et qui n’avait pas encore trahi ses promesses, et dont on ne savait pas trop dans quelles conditions, frauduleuses ou pas, il avait bâti sa fortune. Mais depuis il s’est glissé dans la peau des maîtres traditionnels du pays depuis l’oligarchie du XIXe siècle jusqu’à l’oligarchie coloniale et à celle des Républiques qui ont suivi, qui se sont régulièrement taillé des rentes de monopole en profitant du pouvoir pour s’emparer des meilleures affaires. Si au lieu de tout verrouiller, Marc Ravalomanana avait libéré l’esprit d’entreprise comme il l’avait promis, Andry Rajoelina n’aurait peut-être jamais fait de politique.
Maintenant, s’il arrive au pouvoir, peut-être que ce dernier évoluera de la même façon… Mais l’ascension d’Andry Rajoelina est en soi un fait positif qui montre qu’à Madagascar, en Imerina (la région autour de Tana) et dans certains centres côtiers au moins, on est tourné vers la modernité et que l’on fait confiance à la jeunesse : ça n’allait pas de soi ! Rajoelina donne un coup de vieux à Ravalomanana, tout comme ce dernier avait fait apparaître Ratsiraka comme un archéo dépassé.
Demandons à un historien de parler d’avenir. Quelle peut être l’issue de cette crise ?
J’aimerais me tromper, mais je suis pessimiste, comme De Gaulle qui avait déclaré « Madagascar est un pays d’avenir… et le restera ». Chaque crise laisse une ardoise, et celle de la crise en cours risque d’être particulièrement salée. D’autant que le contexte mondial est très défavorable à un redressement. Les investissements miniers qui ont permis de maintenir le cours de l’ariary depuis trois ou quatre ans pourraient bien être mis en sommeil pour cause de chute des prix mondiaux. De nombreux secteurs clés sont en crise grave (crevettes, café, zones franches exportatrices, etc.). La saison touristique est plus que compromise.
"Si le président se maintient, ce sera au prix d’une crise politique chronique paralysante" Ravalomanana n’a plus guère de base sociale dans le pays. S’il se maintient au pouvoir malgré sa perte de crédit et de légitimité, ce sera au prix d’une crise politique chronique paralysante. Cela dit, je ne vois pas Rajoelina redresser la situation, il n’a pas les moyens matériels et humains pour cela. Madagascar a été saignée à blanc au niveau de ses élites par l’émigration. Quant au peuple, la crise l’a fait renouer avec des comportements anarchiques qu’il ne sera pas facile de corriger. Et aucun grand parti politique n’est là pour l’encadrer. À chaque fois, le parti dominant s’effondre avec le président.
Durant son histoire contemporaine, Madagascar a été régulièrement secouée par des crises violentes. Ces événements sont-ils comparables aux précédentes révoltes ?
Chaque crise malgache a ses spécificités conjoncturelles. La vérité est que toutes font partie d’une seule et même crise de rejet périodique du politique qui a commencé il y a près de quarante ans. Cette situation n’est pas nouvelle. L’Etat royal, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis la colonisation, l’avait déjà connue (voir mon article dans la revue Tsingy n° 6). On pourrait dire qu’à Madagascar, l’état de crise chronique est l’état normal. C’est ce qui a généré l’absence complète de confiance des Malgaches dans l’avenir de leur pays. Rappelons aussi qu’en malgache « politika » veut dire aussi « tromperie ». Il y a cependant un point positif dans la crise actuelle : elle oppose deux Merina, et rejette dans l’ombre le redoutable problème des antagonismes ethniques côtiers-merina si angoissant en 2002. La question sociale occupe désormais le premier plan.
Madagascar possède de nombreuses richesses naturelles. Peut-être y exploitera-t-on bientôt du pétrole. Pourquoi le pays ne parvient-il pas à décoller ?
La vision de Madagascar comme un pays pourvu de vastes richesses est largement un mythe, très ancien d’ailleurs. Dans les années 1880, François de Mahy « Le grand créole » s’était appuyé sur lui pour persuader nos députés de la nécessité de conquérir l’île, en parlant de « Normandie tropicale » et autres fadaises… Et ça continue aujourd’hui avec le mythe du pétrole que l’on ressort périodiquement… depuis les années 1920. Lors de la crise économique sévère de 1980 à 1982, le pétrole, assura alors Ratsiraka, allait sauver le pays à partir de 1985. En réalité, le potentiel du pays, qui n’est pas négligeable, ne pourrait être exploité qu’au prix d’investissements très importants. C’est-à-dire ce qu’on n’a jamais su faire jusqu’ici.
C’est le cas, par exemple, des gisements de schistes bitumineux de l’Ouest, ou des grands travaux hydrauliques agricoles qui permettrait une mise en valeur complète du lac Alaotra ou des grandes plaines alluviales de l’Ouest. Madagascar, pays faiblement peuplé jusqu’au XXe siècle, a pu vivre ainsi, à la notable exception de la riziculture Merina à partir du XVIIe siècle, grâce à la riziculture, d’une économie de prédation vis-à-vis de la nature (l’historien Hubert Deschamps parlait d’ailleurs de « robinsonnade »), devenue ensuite prédatrice vis-à-vis des hommes. Pourtant, beaucoup d’entrepreneurs considèrent qu’on peut y trouver une excellente main-d’œuvre. Mais tout développement est bloqué par le politique qui représente l’oligarchie dominante du moment qui confisque toute plus-value jusqu’à l’explosion périodique, et ensuite on recommence. Avec la poussée démographique, ces pratiques traditionnelles ne sont plus tenables.
C’est pourquoi on peut espérer qu’un jour se lèvera le nouvel Andrianampoinimerina (le grand souverain qui a régné de 1787 à 1810 ; aujourd’hui encore la figure du souverain réalisateur, juste et bon). Un nouvel homme fort qui engagera son pays dans la voie d’une ère Meiji : le modèle du Japon moderne est un autre mythe ancien, énoncé dès 1889 par un intellectuel malgache !
Entretien : Jérôme Talpin
clicanoo.com | Publié le 1er février 2009
Bio express
Après avoir passé son enfance à Madagascar, Jean Fremigacci a été enseignant au lycée Galliéni d’Antananarivo, puis maître de conférence à l’université de la capitale malgache (de 1969 à 1988) et à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’une quarantaine d’articles sur l’histoire de la Grande Ile. En 2008, il a publié en collaboration avec l’historienne Lucie Rabearimanana « L’insurrection de 1947 et la décolonisation à Madagascar », tome 1. Cet ouvrage a été édité à Antananarivo par la maison Tsipika.
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